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Mme Collignot entra la première. Sa poitrine, puis son nez, franchirent la porte. Derrière elle apparut Irène, sa fille aînée, ronde et dorée. Après ce fut Aline, la plus jeune, maigre, noire, inquiète. M. Collignot entra le dernier.

Mme Collignot s’assit sur la banquette et fit asseoir Aline à côté d’elle. Irène et M. Collignot prirent place de l’autre côté de la table, sur des chaises. La salle à manger était pleine.

Mme Collignot déplia sa serviette, regarda son mari et dit :

— Quelles vacances !

Irène sourit, tourna la tête un peu à gauche, un peu à droite, non point pour voir, car elle était myope, mais pour s’offrir aux regards, gentiment. Elle demanda à sa mère :

— Qu’est-ce que tu dis ?

Mme Collignot haussa les épaules.

Aline dit :

— C’est quand même des vacances…

Elle avait douze ans.

Les voisins de droite des Collignot en étaient déjà à la purée. C’était un ménage sans enfants, un receveur de l’enregistrement et sa femme, lui le crâne rasé et la lèvre ornée d’une moustache gauloise, elle baleinée d’un corset jusqu’au menton. Ils se haïssaient depuis trente ans, chacun souhaitant vingt fois par jour que l’autre se fît écraser par un autobus ou tombât victime d’une embolie, puis regrettant aussitôt son vœu, car lui comptait sur elle pour tenir ses meubles encaustiqués, et elle comptait sur lui pour assurer la sécurité de sa vie. Ils jouaient au piquet, tous les soirs après dîner, chacun essayant, avec acharnement, moins de gagner que de faire perdre l’autre. Puis ils se couchaient dans le même lit, et dormaient en se tournant le dos.

Au centre de chacun des murs du restaurant se dressait une large glace, de la banquette jusqu’au plafond. Les quatre glaces se faisaient face deux à deux et se renvoyaient les images des convives assis, infiniment répétées. Au-dessus d’eux, la serveuse en tablier blanc dansait un ballet en forme de croix, dans une eau verdâtre, jusqu’aux quatre horizons.

Les Collignot attendaient qu’on les servît. De la main gauche, M. Collignot cassait en menus fragments le morceau de pain posé près de son assiette, portait ces miettes à sa bouche et les suçotait.

Juste derrière lui, à la table du milieu, était assis le professeur de culture physique de la plage, un célibataire. En mangeant, tête basse, le cou un peu de travers, il lisait un roman policier. Cette table était celle des hommes et des femmes seuls, une longue table qui les réunissait à chaque repas. Ils se faisaient passer les plats, guettaient de loin les gros morceaux. Chaque femme trouvait les autres femmes laides et chaque homme les autres hommes stupides. Habillé, le professeur de culture physique paraissait quelconque, mais sur la plage il était beau. Les femmes regardaient furtivement la bosse de son bas-ventre et imaginaient un incident qui lui eût fait perdre son slip. Lui comptait : « On ! té ! troué ! quètr’ ! Tirez sur les bras ! Allongez les jambes !… » En fin de journée, il était trop fatigué pour se préoccuper de garnir son lit. Il avait une petite tête.

— Te gave pas de pain ! dit Mme Collignot à son mari, tout à l’heure tu mangeras plus rien !

— Pour ce qu’il y a à manger ! dit Irène.

Elle souriait. Elle avait vingt-deux ans. Elle était riche de chair et d’humeurs équilibrées. Elle se regardait dans la glace devant elle, par-dessus l’épaule de sa mère, elle se souriait, elle était satisfaite. Plus loin, dans un reflet trouble, ses yeux myopes apercevaient des silhouettes, parmi lesquelles elle devinait les hommes.

La serveuse apporta des maquereaux frits.

— Ce qu’il y a de bien, ici, dit M. Collignot, c’est qu’on a du poisson frais.

— Il manquerait plus que ça ! dit Mme Collignot.

Un homme leva un doigt rouge et court et montra à la serveuse sa bouteille vide. Sa femme déchira l’enveloppe d’un cure-dents. Ils étaient arrivés huit jours plus tôt. Ils s’ennuyaient en vacances, mais au mois d’août personne n’achète, ils avaient fermé pour quatre semaines leur magasin, porté à la banque les billets de la dernière recette. Ils étaient partis en songeant au retour, au moment où ils pourraient recommencer à vendre et à gagner. Ils disaient : « Ça coûte tant, ça vaut tant, j’achète tant, je vends tant, je dépense tant. » Quand elle regardait les vêtements d’une femme elle disait : « Elle en a pour tant sur le dos. » Il disait : « Mon fils me coûte tant par mois. » Leur fils était parti pour Biarritz avec une femme. Ils lui avaient donné tant pour ses vacances. Ils savaient qu’il réclamerait encore au moins tant et tant. Ils mangeaient, ils dormaient, ils s’ennuyaient, ils avaient hâte de recommencer à compter. À vivre.

Assise en face d’eux à la grande table, une femme maigre, tête basse, les regardait entre deux bouchées. Elle regardait leurs gros bras, leurs bijoux, leur langouste, leur vin, elle regardait les épaules du professeur de gymnastique, le sourire d’Irène.

La peau de ses mains était grise, ses ongles tachés de blanc.

Elle regardait les uns et les autres, elle les regardait à coups de dents. Tous avaient au moins une chose qui lui manquait : argent, beauté, santé, mari, auto, enfants… Son couteau ne coupait pas, son verre était ébréché, dans son assiette son poisson était le plus petit, le plus mal cuit, le moins frais. Deux fois par seconde, son cœur se tordait et se détordait.

La serveuse aux cheveux gris allait d’une table à l’autre. Elle n’avait pas le temps de déjeuner avant les pensionnaires, car elle passait la matinée à faire les chambres. Quand elle avait vu pendant deux heures s’ouvrir et se fermer toutes les bouches, entendu mastiquer toutes ces mâchoires, respiré les odeurs mélangées du fromage et du poisson, ramassé les serviettes maculées de sauce et de rouge à lèvres pareil à du sang tourné, empilé les assiettes sales garnies de mégots et de croûtes de camembert, elle avait moins envie de se mettre à table à son tour que de vomir.

Le vent d’ouest enveloppa l’hôtel d’une bourrasque qui claqua en grosses gouttes contre les vitres.

— Quelles vacances ! répéta Mme Collignot.

— Ce n’est pas ma faute, dit M. Collignot, s’il pleut…

Par le guichet de la cuisine, l’odeur de la friture entrait en lents tourbillons. La serveuse allait et venait. Les familles penchées sur leurs assiettes triaient les arêtes, et dans les glaces leurs reflets répétés, de plus en plus vagues, glauques, difformes, en quatre foules infinies de fantômes, se penchaient sur les assiettes et triaient les arêtes jusqu’au bout des horizons.

Mme Collignot mâchait soigneusement et se taisait. Elle était assise, bien droite, massive, sur la banquette, elle ne pensait à rien d’autre, pour l’instant, qu’à mâcher. Elle était parvenue au bout de la maturité, à cet âge où les femmes qui se résignent à paraître leur âge ne paraissent plus aucun âge précis. Elle laissait blanchir ses cheveux noirs, jaunir ses cheveux blancs. La graisse avait aligné son menton et ses joues en une base rectangulaire. Sa poitrine s’était soudée en une seule masse. Elle l’avait recouverte, ce jour-là, parce qu’il faisait froid, de deux pull-overs et d’une veste tricotée. Mais parce qu’on était en vacances, elle avait gardé son short d’où sortaient, sous la table, ses grosses cuisses violacées par le vent marin.

Aline repoussa son assiette, dans laquelle elle avait émietté le poisson. Elle dit :

— J’ai pas faim…

— Qu’est-ce qui ne va pas ? tu as mal quelque part ? demanda M. Collignot, inquiet.

— Tu veux qu’on te demande des œufs ? demanda Mme Collignot.

— J’ai pas faim, dit Aline.

Sa tête tournait. Elle avait l’impression que si elle se laissait aller, elle tomberait en avant dans la table, et que cette table n’avait pas de fond. Elle fit un effort, se redressa, s’appuya contre le dossier de la banquette, posa ses mains à plat de chaque côté d’elle sur la moleskine. Elle n’entendait plus ce que disait sa mère, elle n’entendait qu’un bourdonnement, un bruit de mâchoires et de fourchettes, qui s’enflait, s’affaiblissait et recommençait comme la mer. Elle regardait les visages des gens qu’elle avait déjà vus chaque jour et elle n’en reconnaissait aucun. Elle se demandait pourquoi tous ces hommes et ces femmes étaient assis autour d’elle, et qu’est-ce que c’est un homme et une femme et des cheveux et une main, une assiette, une table, bouger, parler, manger, une serveuse, mille serveuses qui bougent ensemble, dans les murs, ce bruit, ces mots, des mots, un mot : cuire, cuire, cuire…

— … cuire des œufs ? cria la voix de sa mère.

Elle sursauta, elle essaya de se retenir mais ne put, et elle commença à pleurer. Il n’y avait qu’à pleurer, c’était la seule chose à faire, ce qui convenait à tout ça, ce qui était bien en rapport. Le soulagement. Elle pleurait, appuyée bien droite contre le dossier de la banquette, ses deux mains toujours à plat de chaque côté d’elle. Les larmes coulaient, grosses, de ses deux grands yeux noirs cernés ; des sanglots de plus en plus forts secouaient son long petit corps et chaque sanglot lui faisait du bien, soulevait ce poids qui était en elle et qui retombait ensuite sur son cœur jusqu’au sanglot suivant. Elle ne voulait pas bouger, elle ne voulait pas parler, elle ne voulait rien que pleurer, rester là comme ça et pleurer.

Mme Collignot prit son grand sac en toile cirée posé près d’elle, en tira un tricot commencé, en laine verte, piqué de deux aiguilles jaunes, une serviette de toilette humide, deux caleçons de bain, une paire d’espadrilles, un roman écorné, une glace et enfin un mouchoir. Elle essuya les yeux et les joues d’Aline, lui pinça le nez, lui dit « Souffle !… », l’embrassa sur le front, coucha sa tête sur sa grosse et chaude poitrine et la berça comme un bébé.

— Cette gamine, dit M. Collignot, il faudra quand même la montrer à un docteur.

— Pas besoin de docteur, dit Mme Collignot d’une voix un peu tendre. C’est son âge…

M. Collignot rougit.

Le vent d’ouest continuait à plaquer la pluie contre les vitres. De la cuisine, le patron passa sa tête par le guichet. Il regarda les clients sans les voir. Il était rouge, le visage couvert de sueur. Il ouvrit la bouche, but un grand bol d’air et replongea vers son fourneau. Il prit par la queue un poisson enfariné et le jeta dans l’huile bouillante.

Le diable l’emporte
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